Dossiers judiciaires

Lorsqu’on me questionne à propos de mes recherches ou encore sur le contenu de certains articles de mon site Historiquement Logique!, je constate qu’en général les archives sont encore mal comprises et peut-être même mal aimées. Malheureusement, je pense, la situation est encore pire lorsqu’il s’agit des archives judiciaires.[1]

D’abord, voyons ce qu’est un dossier judiciaire. Selon le Guide des archives judiciaires[2], « Ce type de documents constitue la source la plus riche mais aussi la plus inégale parmi les documents judiciaires. Autant pour des recherches de nature particulière que pour la recherche quantitative ou sérielle, les dossiers fournissent des détails souvent fort précieux qui ne se trouvent pas dans les autres documents judiciaires. Le dossier judiciaire contient toutes les pièces déposées par les avocats des plaideurs et des intervenants ainsi que les documents produits par les juges et les officiers de justice comme les huissiers, le greffier et le shérif. »

Les dossiers judiciaires, c’est-à-dire le dossier constitué des documents relatifs à une cause – on parle généralement d’un ou d’une accusée – peut englober l’acte d’accusation, des rapports policiers (ne pas confondre avec dossier de police), les documents administratifs concernant la cause, les antécédents de l’accusé(e), les transcriptions de l’enquête préliminaire, les transcriptions du procès, et finalement quelques pièces supplémentaires comme les exhibits. Dans certains cas, on peut même y retrouver l’enquête du coroner et des rapports d’autopsie.

Toutefois, il est important de comprendre que selon les époques les dossiers n’ont pas toujours été conservés ni rassemblés de la même façon. Leur contenu est très variable. Le chercheur ne doit donc pas se surprendre si par exemple le dossier qu’il consulte ne contient pas les photographies, l’enquête de coroner, l’acte d’accusation ou même les notes sténographiques. Dans plusieurs cas, il ne doit pas s’étonner non plus que le dossier n’ait tout simplement pas été versé auprès de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) car il a pu être élagué. Le chercheur pourra cependant en retrouver des traces dans le plumitif, ce qui l’aidera à dresser un sommaire de la cause.

L’élagage peut évidemment représenter une terrible déception pour le chercheur, mais il faut comprendre que la masse documentaire a considérablement augmenté au cours du 20e siècle, au point où les spécialistes parlent d’une « explosion » en matière documentaire. L’espace étant de l’argent, il ne faut pas se surprendre que des décisions aient été prises pour élaguer ou tout simplement refuser de conserver certains types de documents. Non seulement il manque de place, mais les archives sont souvent le dernier domaine au sein duquel les gouvernements investissent. Les archives ne font pas partie d’un domaine flamboyant qui attire naturellement l’attention. Et pourtant, leur valeur est inestimable.

L’élagage d’archives judiciaires amène souvent les âmes conspirationnistes à croire que cette pratique est destinée à leur cacher des choses. En fait, ceux-ci auraient plutôt intérêt à militer en faveur d’un meilleur investissement dans nos archives nationales plutôt que de crier au complot.

Dans certains autres cas, le chercheur ou la chercheuse devra redoubler d’effort afin de rassembler les documents relatifs à l’affaire qui l’intéresse. Par exemple, dans l’affaire Alexandre Lavallée, condamné à mort pour le meurtre de sa fille au milieu des années 1920, on retrouve des fragments de son dossier à quatre endroits différents. Deux se trouvent à Trois-Rivières, mais dans deux fonds différents. Une autre partie est conservée à BAnQ-Québec et finalement une dernière à Bibliothèque et Archives Canada (BAC) à Ottawa.

Voilà ce qui en est, en gros, pour le dossier judiciaire. Bien sûr, si on remonte à des époques aussi lointaines que le 17e ou le 18e siècle, on aura à faire à d’autres changements et aussi à des dossiers beaucoup moins volumineux.

Ce qui fait la force des dossiers judiciaires que je qualifierais de moderne, c’est-à-dire qui contiennent les transcriptions sténographiques (dactylographiées), c’est que la preuve par témoignage prend tout son sens. Ces documents nous permettent de lire le mot à mot des dépositions sous serment des témoins. Ainsi, il est possible de reconstituer des scènes dans leurs moindres détails, et même de prendre contact avec le langage utilisé. Bref, en ajoutant à cela les interventions du juge et des procureurs, il devient possible de reconstruire le déroulement du procès. Ainsi, le chercheur peut se glisser dans la peau de l’un des jurés et mieux comprendre une tranche de l’histoire.

Non seulement on comprendra l’importance d’un tel dossier, mais ces documents ont été créé dans un contexte légal. La preuve accumulée devient donc solide. Il ne s’agit pas, par exemple, d’une lettre écrite sur le coin d’une table par une personne qui, un soir, décide de se vider le cœur. Cette preuve a été éprouvée et acceptée devant un juge. Le système du contre-interrogatoire permet également de valider ou d’invalider ces éléments. Historiquement parlant, c’est très précieux.

Dans le milieu archivistique, la valeur primaire est considérée comme « étant la finalité du document d’archives fondée sur ses utilités premières, sur les raisons pour lesquelles il existe. Cette valeur primaire réfère essentiellement à la preuve qui a été de tout temps intimement liée à l’existence du document d’archives. Le mot « preuve » est utilisé ici dans son sens premier – plus large que son sens purement juridique : qui vise à démontrer, à établir la vérité. »[3]

Carol Couture, une sommité dans le domaine, cite Kathleen Delaney-Beausoleil qui écrivait en 1994 : « Après discussions, comparaisons, comités de travail, comités de législation, présidés par des avocats, notaires, juges et fonctionnaires, la règle fondamentale, vieille de quatre siècle, a survécu intacte : non seulement l’écrit a-t-il valeur de preuve, mais sa place à l’intérieur du système de preuve est assurée : l’écrit est la meilleure preuve. La valeur de preuve des documents est attribuée et confirmée par les règles générales de preuve que l’on trouve énoncées d’une façon particulière au Code civil et dans la plupart de nos lois. »[4]

Or, dans le domaine de la gestion documentaire on considère comme ayant une valeur primaire tout document créé à l’époque contemporaine des faits. Par exemple, les lettres de Pline le Jeune sont considérées comme ayant une valeur primaire quant aux événements de l’éruption du Vésuve en l’an 79 de notre ère.

Les articles de journaux sont aussi considérés comme ayant une valeur de preuve car ils sont généralement écrits à l’époque même où surviennent les faits. Cela est vrai dans la majorité des événements historiques, mais soulignons que cela est différent dans le cas des dossiers judiciaires qui contiennent encore les notes sténographiques. Celles-ci obtiennent alors priorité sur tout le reste, y compris les journaux.

On le sait, ce ne sont pas les journaux qui font les procès. Ce sont les tribunaux. De plus, dans certains cas, les journalistes ont été blâmés pour leur travail ou même exclus des prétoires. Donc, dès que nous nous retrouvons en face d’un dossier judiciaire complet qui nous permet de reconstituer une affaire criminelle, il serait préférable et même nécessaire de replacer les journaux dans la catégorie de la valeur secondaire.

Au cours de l’affaire de l’abbé Adélard Delorme, accusé du meurtre de son frère survenu en 1922 à Montréal, ce qui lui vaudra quatre procès au terme desquels il retrouvera sa liberté, les journaux ont nettement prouvé leur biais. À en croire l’auteur Jean Monet, des quotidiens aussi « crédibles » que La Presse ont fait preuve d’un grand manque d’éthique. Dans certains cas, on est allé jusqu’à véhiculer des faussetés sur la vie personnelle de Georges-Farah Lajoie, le principal détective au dossier. Celui-ci était, en quelque sorte, l’adversaire de l’abbé Delorme et du clergé québécois.

Les plus vieux se souviendront assurément de certains hebdomadaires à sensation dont le mauvais goût a laissé des traces dans la mémoire collective. Certes, ces journaux peuvent aujourd’hui fournir de nombreuses informations aux chercheurs ou aux chercheuses, mais quelle valeur peut-on réellement leur accorder?

Si on se rend compte de plusieurs anomalies lorsqu’il est possible d’établir une comparaison avec le dossier judiciaire, alors imaginons un peu ce qu’il pourrait en être si le dossier judiciaire est inexistant. Par exemple, l’information récoltée dans des journaux à propos d’une affaire non résolue ne pourrait pas être validé par le dossier judiciaire puisqu’il n’y a pas eu de procès. Si un corps a été retrouvé, la seule documentation sérieuse qui soit publiquement disponible sera celle du coroner. Et encore! Car selon certaines époques, un moratoire en limite la consultation. De plus, le contenu des dossiers des coroners est, tout comme les dossiers judiciaire, plutôt aléatoire.

D’autre part, il est vrai de dire que ces journaux peuvent faire ressortir une information que l’on ne retrouve pas ailleurs. Justement, il est important de se questionner et d’apprendre à lire entre les lignes. En fait, il est encore plus important de se questionner sur le non-dit. Par exemple, pourquoi cette information s’est retrouvée dans tel journal alors qu’on ne la retrouve ni chez ses concurrents ni dans les documents légaux?

Il faut éviter de tomber dans le piège de la facilité et ainsi affirmer que tel média d’information avait un talent particulier pour dénicher l’information inédite. La réponse à cette question pourrait se trouver ailleurs. En se questionnant sur le non-dit, nous pourrions en arriver à nous demander si cette information est réellement crédible. Quelles sont les raisons pour lesquelles ces informations n’ont pas été admises lors d’un procès? Ou alors, ces indications seraient-elles admises en preuve lors d’un éventuel procès?

Tout ceci revient à la question concernant la qualité de l’information et l’importance de citer ses sources. Par exemple, une interprétation basée sur des sources peu crédibles ne devrait pas se surprendre d’être un jour l’objet d’une critique.

Le tableau ci-dessous représente l’ordre que nous devrions accorder en matière de documentation en ce qui concerne l’interprétation d’une cause judiciaire, en prenant pour acquis que le dossier judiciaire a été conservé :

Valeur primaire :
1.       Dossier judiciaire
Valeur secondaire :
2.       Articles et compte rendus médiatiques créés à l’époque contemporaine des événements concernés.
3.       Patrimoine vivant (personnes impliquées dans les événements)
4.       Littérature scientifique basée sur les archives.
Valeur tertiaire :
5.       Patrimoine vivant (descendants de personnes impliquées dans les événements)
6.       Livres et autres documents qui ne sont pas basés sur les archives.
Valeur quaternaire :
7.       Romans, films, et autres produits de la culture.

[1] Je ne parle pas ici en tant qu’archiviste, je m’exprime plutôt d’après l’expérience acquise en tant que chercheur et historien autodidacte depuis 1990. Je pense aussi que ma formation dans le domaine de la gestion documentaire m’a fourni des outils précieux ainsi qu’une excellente orientation sur le sujet.

[2] Evelyn Kolish, Guide des archives judiciaires, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2017.

[3] Carol Couture, Les fonctions de l’archivistique contemporaine.

[4] Kathleen Delaney-Beausoleil, « La valeur de preuve des documents d’archives. Aspects théoriques », Les valeurs archivistiques, 1994.

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